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Publié le
16/02/2022

Le bienheureux Jean de Montmirail

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Le mariage du jeune seigneur ne produisit pas tout d’abord les résultats désirés par sa belle-mère. Habitué à la société et aux applaudissements des princes, extraordinairement doué sous le rapport de l’intelligence et de l’adresse, il faisait les délices de la cour dans les jeux de l’esprit et du corps ; il s’y complaisait, et là il oubliait volontiers les devoirs du seigneur de Montmirail. On y donnait souvent des tournois ; c’étaient des fêtes militaires où l’on s’exerçait au combat avec des armes courtoises ; la dextérité, secondée par la force, y remportait les prix, décernés suivant un règlement connu et approuvé. Jean brillait dans ces tournois, où il était ordinairement vainqueur. Pour renoncer à tous ces plaisirs, il eût fallu s’armer de courage et correspondre fidèlement aux appels de la grâce. Ce triomphe se fit attendre plusieurs années. Mais, au milieu de tant de séductions variées, Jean ne manquait pas une occasion d’accroître sa renommée ni d’ajouter à sa gloire ; les délices de la paix ne diminuaient pas son ardeur pour la guerre ; aucune satisfaction n’égalait celle qu’il éprouvait à se signaler par sa valeur. Il vivait au temps des croisades, expéditions à jamais mémorables, entreprises pour délivrer les lieux saints du joug des infidèles ; guerres fécondes en épreuves pour les croisés, mais plus fertiles encore en bienfaits pour l’Europe.

À la croisade de 1190, Jean fut cité pour ses exploits devant Ptolémaïs. Deux ans plus tard (1193), à la bataille de Gisors, il se conduisit en héros. La ville de Gisors, ainsi que le Vexin, était tombée au pouvoir de Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre. Philippe Auguste voulut repousser l’injuste agression de son rival. L’armée française vint camper à une certaine distance de l’ennemi ; le roi résolut de faire lui-même une reconnaissance, suivi seulement de cinq cents lances ; mais des replis de terrain cachaient les mouvements des troupes anglaises ; elles s’approchèrent sans être vues, et ne tardèrent pas à envelopper de toute part le valeureux monarque. Un gentilhomme ; faisant fonction de vedette, découvre l’adroite manœuvre, sonne l’alarme et conseille la retraite. Philippe Auguste refuse d’écouter les avis de la prudence ; au lieu de reculer, il marche en avant, après s’être recommandé au Dieu des armées, et paraît courir à une mort certaine, lorsque Jean de Montmirail accourt avec la noblesse française : il fait au roi un rempart de son corps, repousse et culbute les premières lignes de l’ennemi. Les Anglais, étonnés d’un choc si imprévu et si meurtrier, croient à l’arrivée de nombreux renforts ; ils hésitent, ils fléchissent ; et le roi, profitant d’un moment de panique, s’ouvre un chemin vers Gisors, dont il parvient à s’emparer. En entrant dans la cité, suivi de son fidèle compagnon, il dut traverser un pont qui s’écroula sous le poids de son escorte ; mais il fut sauvé, dans ce nouveau péril, par une protection spéciale de la sainte Vierge. Pour perpétuer le souvenir de ce bienfait, sa reconnaissance fit ériger une statue. Pendant plusieurs siècles, les habitants de la ville en racontaient avec une pieuse émotion l’origine et l’histoire. De retour à Paris, Philippe Auguste proclama les éminents services de Jean ; loua sa singulière bravoure, lui donna, en signe de gratitude ; une belle tunique en drap d’or, érigea la terre de Montmirail au nombre des rares baronnies de l’époque, et, si l’on en croit plusieurs historiens, il conféra plus tard à ce seigneur la dignité de connétable. Cette dernière assertion a été sérieusement contestée ; mais elle emprunte un caractère d’authenticité au témoignage de saint Vincent de Paul : saint Vincent fut à même d’en vérifier l’exactitude, puisqu’il passa cinq années dans le château de Montmirail avec le titre de gouverneur des jeunes de Gondy, descendants par les femmes du bienheureux Jean.

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Ardent pour le plaisir, le baron de Montmirail le cherchait, on le sait, au préjudice de son devoir. Au lieu de vivre dans le détachement chrétien des choses de la terre, et d’en user comme n’en usant pas, il leur avait laissé prendre cette première place qui appartient à Dieu. Les maximes pernicieuses du monde avaient fait invasion dans son âme et paralysaient les enseignements de la religion. Quand il s’agissait de briller dans une fête, aucun obstacle, aucune dépense, aucune prodigalité ne l’arrêtaient. Quand il fallait rendre la justice à ses vassaux, soulager la misère des pauvres et donner à sa nombreuse maison l’exemple des pratiques chrétiennes, les empêchements lui semblaient insurmontables, et trop souvent il se disait : « À demain les choses sérieuses. » Cependant, lorsqu’il fut parvenu au faîte des grandeurs et au comble de la gloire, il parut commencer à comprendre leur irrémédiable vanité. Les splendeurs de la cour ne lui offraient plus le même attrait ; la beauté des chevaux, l’éclat des pierreries, la richesse des armures et celle des vêtements, en un mot, les excès de ce luxe qu’il se plaisait à déployer en toute rencontre, ne laissaient plus de paix à sa conscience. Sa foi, longtemps assoupie, se réveillait pour l’éclairer de lumières inespérées. « Le beau est la splendeur du bien ! » a dit un ancien philosophe. Cette parole retentissait confusément à ses oreilles. Il se souvenait de l’histoire du figuier stérile, immortalisé par l’Évangile, et il se reprochait l’inutilité de sa vie. La vérité nous veut à son service ; il ne suffit pas d’y adhérer en théorie, nous devons la prendre pour règle de notre conduite, travailler à la répandre et à la faire aimer. Ces principes lui apparaissaient sous un nouveau jour, quand la Providence le ramena à Montmirail (1199) ; c’est là qu’elle l’attendait pour fortifier ses dispositions encore chancelantes et le décider à changer de vie. Il y avait alors dans cette ville un monastère composé de fervents religieux. Le prieur des chanoines réguliers de Saint-Étienne était un homme intérieur, très-avancé dans les voies spirituelles ; depuis longtemps il priait ; pour le salut du puissant seigneur : Dieu exauça ses vœux et se servit de son concours pour ramener Jean, aux sentiments dignes de la sublime vocation du chrétien. Dans ses visites au château, le prieur parlait, avec l’autorité de son caractère, des vérités éternelles ; il ne négligeait pas de rappeler que le salut est la seule chose nécessaire, que tout est illusion ici-bas, tout, excepté l’amour de Dieu et son service. Il reproduisait ces grandes pensées sous des formes variées, mais souvent saisissantes ; il y avait d’ailleurs en sa personne cet heureux mélange de force, de douceur et d’aménité qui attire et captive les cœurs.

Un jour, au retour d’un tournoi, comme les amis du baron de Montmirail se pressent autour de lui et le félicitent de sa victoire, le vénérable prieur, se présentant à son tour, lui demande, avec une respectueuse assurance, ce qu’il a recueilli de tant de peines : « Du vent ! » répond le seigneur ; puis il se tait, et on voit sa physionomie porter l’empreinte des plus graves réflexions. À partir de cette époque, un observateur attentif aurait pu constater de persévérants progrès dans la voie de la religion. Peu à peu, Jean s’éloigne des fêtes et des plaisirs de la cour ; il prolonge ses séjours à Montmirail, recherche les conseils du prieur, s’attache à cet excellent guide, fréquente les sacrements, et se montre en même temps sévère pour lui et indulgent pour les autres. La malveillance et la calomnie s’efforcent de critiquer sa nouvelle conduite ; ses anciens compagnons, Helvide elle-même, regrettant amèrement les joies mondaines, s’entendent pour contrarier l’accomplissement de ses pieux desseins. Mais personne ne réussit à ébranler ses résolutions ; sa paix, sa patience et son énergie en imposent à tous. Uni à Dieu par la soumission et l’amour, il réussit à toucher, par ses paroles, des âmes depuis longtemps rebelles aux divins préceptes.

« On compare avec raison la grâce à l’huile, dit le père Machaut dans son Histoire du Bienheureux. Quand une goutte d’huile tombe sur une étoffe, cette liqueur s’étend et gagne du terrain : la grâce agit de même. À mesure que vous y correspondez, elle afflue avec plus de rapidité ; elle arrive avec tant d’abondance que l’âme en est tout imprégnée et se trouve tout à fait sous son salutaire empire. La fidélité à une première grâce en attire beaucoup d’autres, assure le salut et conduit parfois à une éminente sainteté. »

Pendant bien des années, les folles rêveries des passions humaines avaient occupé une immense place dans la vie de Jean ; mais la solide piété transforme tout ce qu’elle touche. Aussi s’applique-t-il à combattre ses anciens penchants ; il s’inspire des conseils de la foi, et veut réparer ses négligences, ses fautes passées, par un surcroît d’exactitude et de zèle. Il se déclare hautement chrétien, et n’accepte aucun des compromis funestes, tentés pour concilier l’esprit de l’Évangile avec l’esprit du siècle. La modestie des vêtements remplace le luxe des anciennes parures ; une nourriture simple et frugale succède aux plus splendides festins. Il introduit une sage réforme dans l’administration de sa fortune ; les dépenses inutiles sont supprimées ; les sommes devenues disponibles sont consacrées au soulagement des pauvres et à la décoration des églises. La douceur, la charité tempèrent singulièrement la vivacité de son caractère et la fierté de son langage. Naguère il se laissait encore dominer par un désir déréglé de l’estime et des louanges ; désormais il aspire à un triomphe plus important que celui des champs de bataille ; on le voit sans cesse appliqué à se vaincre lui-même et à fouler aux pieds les vaines terreurs du qu’en dira-t-on. Son zèle se manifeste dans les petites comme dans les grandes occasions. Il réprime autour de lui la licence des paroles par la gravité de son maintien. Si la cloche sonne pour annoncer un office, il quitte les plus brillantes visites, fait agréer ses excuses et se rend à l’appel de l’Église. Pénétré de la puissance et de la nécessité de la prière, il chante les matines avec les chanoines du prieuré, pleure les années données au monde, passe de longues heures à genoux sur la pierre glacée, renonce aux jouissances du temps pour s’assurer celles de l’éternité, et s’adonne à la pratique de la mortification. Il fonde un ermitage dans une forêt située à une demi-lieue de Montmirail, et s’y retire de temps en temps, mais surtout à la veille des grandes solennités religieuses ; afin de se préparer à les célébrer pieusement. Il s’y livre à l’exercice de la méditation, et cherche dans le recueillement de meilleures dispositions pour s’unir au divin Maître. Son plus vif désir est d’imiter les saints,

« qui évitaient autant que possible », dit l’auteur de l’Imitation, « la compagnie des hommes, et dont le choix était de servir Dieu dans la retraite. »


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