Article extrait du livre : Le Moyen Âge fut-il une époque de ténèbres ou de servitude ?

Raymond Lulle.
Raymond Lulle était né à Palma, dans l’île de Majorque, en 1215. Il enseigna à Paris, à Gênes, à Rome. Comme tous les savants de ce temps, il s’occupa de toutes les sciences en dehors de celle à laquelle il s’était spécialement adonné : la chimie.
« Un jour qu’il assistait incognito, sous son habit d’ermite, aux conférences de Duns Scot, il témoigna par un geste qu’il ne comprenait pas une démonstration du Docteur subtil. Celui-ci l’interpella comme un écolier en lui disant : Domine, quœ pars est scientiœ ? À quoi Lulle répondit : Non est pars, sed totum. »

La chimie, dit M. Pouchet, devient, au XIIIe siècle, essentiellement pratique et expérimentale. Jean-Baptiste Dumas, de l’Institut, donne à Raymond Lulle la première place dans la série des chimistes auxquels on doit les progrès de cette science. On trouve dans ses innombrables ouvrages des idées générales pleines de grandeur, et dont la haute portée semble jeter le défi à la science de nos jours. Il a écrit sur la théologie, les mathématiques, la physique et la chimie. Comme tous les savants de son temps, Raymond Lulle était chrétien avant tout. Il s’occupa, vers la fin de sa vie, de l’évangélisation des infidèles. Devant l’insuccès des croisades et le sang qu’elles coûtaient, il eut la généreuse pensée de convertir les musulmans par des croisades pacifiques, de les ramener à la vraie foi par la persuasion. Dans ce but il apprit lui-même les langues orientales, traduisit en arabe son livre du Grand Art, et parcourut, en 1300, Chypre, l’Asie Mineure et l’Arménie. Mais que pouvait-il presque seul ? Il lui eût fallu une armée de missionnaires pour un champ d’action aussi vaste. Il y renonça et se rabattit sur la Tunisie, où il alla en 1305. En 1315, il retourna à Tunis, à Alger, à Bone et à Bougie. Après quelques succès, il finit par être lapidé dans cette dernière ville, d’où un navire génois ramena son corps à Majorque.

Vincent de Beauvais.
De savantes études ont été publiées, en 1856, par M. l’abbé Bourgeat, sur le dominicain Vincent de Beauvais, théologien, philosophe et encyclopédiste, surnommé le Pline du Moyen Âge.
« Trois sortes de maux, dit-il, affligent le genre humain : l’ignorance, le vice et les maux physiques. Dieu nous a donné, comme remèdes à ces maux : la philosophie et la théologie ; la morale et la grâce ; les arts et les sciences. Il regardait la révélation primitive comme le principe primordial de toute science, et la raison comme le caractère distinctif de l’homme et son principal trait de ressemblance avec la divinité, d’où l’obligation, pour un homme et surtout pour un chrétien, de cultiver sa raison. Pour cela, il s’efforça de renouer le fil souvent rompu des traditions scientifiques. Ses œuvres embrassent tout ce que l’on pouvait savoir de son temps sur Dieu, l’univers et l’homme, d’après les enseignements de la théologie, de la philosophie et des sciences. »

Saint Louis chargea le savant dominicain d’écrire le résumé de toutes les connaissances de son temps. De là est né le grand ouvrage intitulé : Spéculum majus ou Miroir général de toutes les branches du savoir humain.
« Cet ouvrage se divise en trois parties.
Dans la première : Miroir naturel, l’auteur fait un traité universel des sciences physiques et naturelles : anthropologie, cosmographie, physique, histoire naturelle avec ses diverses parties : zoologie, botanique, minéralogie, géognosie, météorologie, anatomie, physiologie comparée, agriculture et industrie agricole.
Dans la seconde partie : Miroir doctrinal, Vincent de Beauvais fait une sorte de cosmographie générale des arts et des sciences, comme dans la première il avait fait une cosmographie générale de la nature. Il traite de la science et de la philosophie considérées dans leurs rapports avec le perfectionnement de l’homme ; de la logique, de la dialectique, de la rhétorique, de la poétique, ensuite de la morale et
des mœurs, etc. ; des arts industriels et mécaniques ; de la médecine et de la chirurgie ; du droit civil et politique, de la jurisprudence, etc. ; enfin de la théologie.
« L’histoire, avec ses principales divisions, forme à elle seule la troisième partie de l’ouvrage, qui s’intitule : Miroir historique
« Cette nomenclature était nécessaire pour justifier le titre du grand ouvrage de Vincent de Beauvais, œuvre vraiment encyclopédique, monument scientifique le plus complet qui eût paru jusque-là ; d’une valeur aussi grande qu’elle pouvait l’être à cette époque; car l’auteur reproduit ce que les Grecs, les Romains, les Arabes, les Pères et les philosophes avaient écrit de mieux sur tous les sujets. »

Roger Bacon.
Nous avons déjà dit quelques mots de Roger Bacon, moine franciscain, né en 1214 en Angleterre. Il fut tellement supérieur à son siècle que le savant Alexandre de Humboldt n’hésite pas à voir en lui la plus grande apparition du Moyen Âge.
« Moine orthodoxe et savant affranchi du joug d’Aristote, toute sa philosophie consiste à bien lire et à bien comprendre ces deux livres divins : l’Écriture sainte, révélation de Dieu, et la nature, œuvre de Dieu. Entre la théologie, appelée seule à nous révéler les causes premières, et la science expérimentale par laquelle seule nous pouvons pénétrer les causes secondes, il n’admet aucune hypothèse. La science expérimentale, dit-il, ne reçoit pas la vérité de sciences supérieures ; c’est elle qui est la maîtresse, les autres sciences sont ses servantes. Elle doit commander à toutes, puisqu’elle seule certifie et consacre les résultats. La science expérimentale est donc la reine des sciences, et le terme de toute spéculation. »

Proclamer que l’autorité de l’expérience devait seule prévaloir était une idée neuve et hardie, à une époque où les clercs eussent cru blasphémer en s’élevant contre les préceptes d’Aristote, ce prince des philosophes, dont les arrêts faisaient loi depuis seize siècles. Magister dixit, disait-on, et l’on s’inclinait comme devant un dieu. Roger Bacon le réduit aux proportions d’un grand homme. Cet esprit d’observation, qu’il s’efforçait de répandre parmi les écoles du Moyen Âge, le conduisit à de brillantes découvertes en physique, en chimie, en astronomie. Il composait des ouvrages en latin, en grec et en hébreu. On ne le désigna plus que sous le nom de Docteur admirable. Trouverait-on son égal aujourd’hui ?
Selon Émile Saisset,
« Roger Bacon est, parmi les esprits du Moyen Âge, le plus extraordinaire. Ce n’est pas seulement un promoteur, c’est un inventeur. Il s’est fait, par un miracle d’intelligence, le contemporain des hommes de génie à venir. Il a été supérieur à son homonyme venu deux siècles après, François Bacon, chancelier de Verulam, par son génie novateur et hardi. »
Nul plus qu’un tel homme n’avait qualité pour poser cet aphorisme :
Un peu de science peut éloigner de la religion, beaucoup de science y ramène.
« Il débute, dit M. Pouchet, en proclamant la nécessité d’allier l’étude des sciences à celle des lettres ; et lui-même se livre à celle du latin, du grec, de l’hébreu et de l’arabe, afin de pouvoir scruter le texte des auteurs anciens et étrangers. Il cite souvent Aristote, Euclide, Ptolémée, Avicenne. Philosophe, astronome, chimiste, il était surtout mathématicien habile ; il regardait les mathématiques comme la clef des sciences, parce qu’elles disposent à les comprendre toutes. »
Pour pénétrer dans les secrets de la nature et se faire une idée de toutes choses par sa propre expérience, Roger Bacon ne néglige rien : livres, veilles, voyages, instruments, expériences, tout y fut employé. On a supputé que pour atteindre ce but, il n’avait pas dépensé moins de deux mille livres sterling, environ cinquante mille francs de notre monnaie, dans l’espace d’une dizaine d’années, somme énorme pour cette époque et qui aurait dépassé son patrimoine, si de généreux protecteurs n’étaient venus à son secours. Voici le jugement autorisé de César Cantu sur ce grand homme :
« Roger Bacon acquit tant de connaissances qu’elles le firent regarder comme magicien, et ses livres lui attirèrent des persécutions ; mais il acquit promptement une grande renommée. À peine Clément IV fut-il pape, qu’il lui demanda une copie de ses ouvrages. C’est le recueil qui a été conservé sous le nom d’Opus majus. »
Dans ce livre, il signale comme première cause de l’ignorance humaine le préjugé de l’autorité qui fait croire à tout ce qu’ont dit les anciens. Il poursuit en démontrant que toutes les sciences se donnent la main et qu’aucune d’elles n’est parfaite, voulant ainsi rattacher la théologie aux autres sciences, dont plusieurs prétendaient la séparer. On doit le considérer comme le fondateur de la méthode expérimentale, sur la nécessité de laquelle il ne cesse d’insister. En l’appliquant à l’optique, il signala des phénomènes non encore observés sur la structure de l’œil ; sur la cause qui fait scintiller les étoiles et non les planètes, sur l’agrandissement produit par la lentille, grâce à laquelle il dit qu’on pourrait construire des lunettes qui feraient paraître un enfant grand comme un géant, et rapprocheraient les étoiles. C’est le
télescope. Il expliqua les phénomènes de l’arc-en-ciel, des zones colorées autour du soleil, des nuances diverses dont se teignent les nuages, du passage des rayons du soleil à travers le cristal, etc. Il connut la détonation produite par un mélange où entre le nitrate de potasse, c’est-à-dire la poudre à canon, cent cinquante ans avant la prétendue invention de Schwartz ; mais il ne s’en attribue pas la découverte.
« Quand il scrute la puissance de la nature et la nullité de la magie, il signale les progrès possibles de l’industrie en des termes qui devancent les découvertes modernes. »
Il en a l’intuition. Il prévoit et conçoit, six siècles d’avance, les inventions les plus extraordinaires de l’avenir, telles que les vaisseaux à vapeur, les bateaux sous-marins, les locomotives, les ballons dirigeables, les grues et les cabestans, les scaphandres, les ponts suspendus et tous les plus remarquables travaux des ingénieurs modernes. C’est plus qu’un savant, c’est un voyant.
Lisez plutôt.
« J’indiquerai, dit-il, quelques merveilles de la nature et de l’art, afin que l’on voie combien elles l’emportent sur les prétendues inventions de la magie. On peut construire, pour la navigation, des machines telles que les plus grands vaisseaux, gouvernés par un seul homme, parcourront les mers ou les fleuves avec plus de rapidité que s’ils étaient remplis de rameurs. On peut aussi faire des chars qui, sans le secours d’aucun attelage, courront avec une vitesse énorme. On peut créer un appareil au moyen duquel un homme assis, en faisant mouvoir, avec un levier, certaines ailes artificielles, voyagerait dans l’air comme un oiseau. Un instrument long de trois doigts et d’une largeur égale suffirait pour soulever des poids énormes à toutes les hauteurs possibles. Au moyen d’un autre instrument une seule main pourrait attirer à soi des poids considérables, malgré la résistance de mille bras. On imagine aussi des appareils pour cheminer sans péril au fond de la mer et des fleuves. On peut encore inventer beaucoup d’autres choses, comme des ponts qui traversent les fleuves les plus larges, sans piles ni appuis intermédiaires. Parmi toutes ces merveilles, les jeux de la lumière méritent une attention particulière. Nous pouvons combiner des verres transparents et des miroirs de telle sorte que l’unité semble se multiplier, et qu’un seul homme semble une armée. On peut construire un système de verres transparents qui rapprochent de l’œil les objets éloignés, en éloignant les plus rapprochés, et les montrant du côté où l’on veut (les lorgnettes). On peut ainsi grossir, rapetisser et renverser les formes des corps et abuser les regards par des illusions infinies. Les rayons solaires, adroitement conduits et réunis en faisceaux par l’effet de la réfraction, peuvent enflammer à une grande distance les objets soumis à leur action. »
On voit par cette simple énumération que cet homme extraordinaire eût brillé de nos jours, parmi les premiers, comme philosophe, astronome, opticien, physicien, chimiste, ingénieur. Il y avait en lui Archimède, James Watt, Denis Papin, Fulton et Montgolfier. Il reconnut, dans les métaux, l’attraction de l’aimant pour le fer, puis celle des acides pour leurs bases, et enfin celle des plantes entre elles. Qui sait, dit César Cantu, ce qu’on n’eût pas découvert dans ses écrits, si, à l’époque de la Réforme, les novateurs protestants n’eussent pas détruit ses manuscrits parce qu’il était moine ? Il croyait au progrès continu de la science.
« Aristote et ses contemporains, dit-il, durent ignorer une foule de vérités physiques et de propriétés naturelles. Aujourd’hui même les savants ignorent beaucoup de choses que les moindres écoliers sauront un jour. Ceux qui viennent après les autres ajoutent aux œuvres de leurs devanciers et redressent beaucoup d’erreurs. Il ne faut donc pas s’en tenir à tout ce que nous entendons et lisons, mais examiner les opinions des anciens, pour ajouter là où ils se sont arrêtés, corriger où ils ont erré, et cela toujours avec modestie et indulgence. »
Ce dernier trait dénote le chrétien, toujours inséparable du savant au Moyen Âge. Comme tous les génies supérieurs, Bacon eut des envieux et des ennemis. On niait sa science et on l’attribuait à la magie. Tous ceux dont l’intelligence dépasse le niveau ordinaire sont méconnus, suspectés ou persécutés. En 1707, Denis Papin construisit le premier navire à vapeur ; les marins du Weser le brisèrent. Au XIXe siècle, Napoléon Ier ne croyait pas à la puissance de la vapeur, et quarante ans plus tard, M. Thiers ne croyait pas aux chemins de fer.

Albert le Grand.
Si grand qu’ait été Roger Bacon, Albert le Grand le dépasse, selon plusieurs. Ils considèrent le moine dominicain comme le plus beau génie parmi ses contemporains.
« Savant profond, immense et immortelle figure qui suffirait seule à glorifier toute une époque, aucun homme peut être, dit M. Pouchet, n’a jamais été doué d’une plus vaste intelligence. Comme l’ont dit Hoëfer et de Blainville, il semble avoir atteint le dernier terme de la science humaine. Ce qu’il n’a pas découvert, il l’a deviné, pressenti, en quelque sorte prédit. Il avait l’intuition de toutes choses. On l’a surnommé l’Aristote du Moyen Âge, et il le dépasse sous beaucoup de rapports. »
Son siècle l’a surnommé le Docteur universel.
« La création est le domaine des sciences, dit de Blainville (élève, suppléant et successeur du baron Cuvier) ; aussi ces dernières sont-elles devenues le plus puissant levier qu’on puisse employer pour arriver à la démonstration des idées métaphysiques. Albert le Grand l’a compris le premier, et il s’est emparé de l’étude de la nature pour étayer la théologie. Embrassant l’universalité des sciences humaines et des sciences sacrées, il a la gloire d’en avoir tracé le plus vaste tableau, en les envisageant au point de vue chrétien, en embrassant la nature, l’homme et Dieu… La plus grande gloire d’Albert le Grand, c’est d’avoir donné l’impulsion vitale, non seulement à son siècle, mais à toute son époque, c’est d’avoir complété le cercle des connaissances humaines en comblant son hiatus par la démonstration scientifique des rapports de l’homme avec Dieu. »

Quand Albert le Grand quitta Cologne pour venir enseigner à Paris, sa réputation était déjà si grande qu’aucun cloître ne pouvait contenir la foule accourue pour l’entendre. Il fut obligé de s’installer dans une place publique et d’y donner ses leçons en plein air, comme avait fait Abélard, sur la montagne Sainte-Geneviève, un siècle auparavant. Maître Albert choisit une place voisine de son couvent, à laquelle est resté le nom de Place Maubert. Il faut lire, dans l’ouvrage de M. Pouchet, les détails dans lesquels il entre pour démontrer l’esprit investigateur et profond d’Albert le Grand, notamment en zoologie, psychologie, ostéologie, myologie. Buffon s’est inspiré de lui dans ses travaux de classification des espèces et des genres d’animaux. Selon de Blainville, il a caractérisé et déterminé cent quinze genres. Il est l’inventeur de la phrénologie, ou du moins son rénovateur. On attribue à Lavater, à Gail et à Spurzheim l’idée de juger des penchants et des affections de l’homme par l’inspection extérieure du crâne. Cependant, dit M. Pouchet, Porta en 1650, Broussais en 183655, de Blainville en 1845, font honneur de cette conception à notre grand homme, dont l’attention avait été éveillée par un récit d’Aristote qu’on lira plus loin.
Vers 1840, nous avons connu le docteur Ganneau, phrénologiste, qui avait pour devise scientifique : L’homme extérieur est la saillie de l’homme intérieur. Sans vouloir nous prononcer sur la valeur absolue de sa théorie, nous devons dire qu’à la seule inspection du crâne, il avait parfaitement défini nos penchants et nos aptitudes, ainsi que ceux de deux personnes qui nous accompagnaient. À ce sujet, nous ferons une remarque en passant. Les adversaires systématiques de l’Église, qui cherchent dans la science des armes contre elle, croient en trouver une dans la phrénologie. Cette science, disent-ils, en prouvant l’existence des instincts innés dans l’homme, enlève à celui-ci toute responsabilité et l’absout d’avance de ses actions mauvaises. C’est la contradiction scientifique, ajoutent-ils, de l’enseignement de l’Église qui soutient notre culpabilité. C’est une erreur. La phrénologie appuie doublement, au contraire, nos dogmes ; car, d’un côté, l’Église enseigne la transmission de la faute originelle et les mauvais penchants qui en résultent, et, d’un autre côté, elle enseigne la nécessité de la religion pour les vaincre. Rousseau disait une sottise contredite par l’expérience lorsqu’il prétendait que l’homme naît bon. Cette bourde, qui ouvre son Émile, a été cause que ce rêveur, voyant dans Cours de phrénologie, la société la cause de nos vices et de nos maux, en a prêché le bouleversement dans son Contrat social. L’Église, qui a l’expérience et la raison des siècles, enseigne que l’homme naît avec des penchants mauvais. La phrénologie le démontre, mais elle ne dit pas qu’ils soient insurmontables.
Elle appuie donc l’Église en ce qui la concerne ; elle ne conteste pas qu’on puisse modifier le caractère, remplacer les mauvais instincts innés par des vertus acquises. On s’améliore ou on se vicie selon l’éducation qu’on reçoit, selon le milieu où l’on vit. Parce qu’une terre inculte ne produit que de mauvaises herbes, cela ne veut pas dire qu’elle ne puisse produire de bons fruits ; mais il faut la défricher et la cultiver. Ainsi de notre nature. Notre âme comme la terre demande de la culture; nous sommes libres d’écouter ou de ne pas écouter notre conscience, qui est ici notre instrument aratoire, et la religion, ce puissant véhicule. Albert le Grand rapporte, d’après Aristote, qu’un élève d’Hippocrate ayant soumis le portrait de son maître à l’appréciation de Philémon, qui avait fait de profondes observations physiognomoniques, celui-ci, après avoir examiné attentivement le portrait, affirma hardiment qu’il était celui d’un homme né avec un penchant à la luxure, à la mauvaise foi et aux plus perverses inclinations. Les disciples du grand médecin, indignés, lui rapportèrent ce jugement. Hippocrate avoua avec candeur que Philémon n’avait dit que la vérité, et qu’il devait à son amour pour l’étude et la philosophie d’avoir surmonté ses déplorables penchants. C’est ainsi que saint François de Sales, violent par nature, était devenu le plus doux des hommes. Tous les saints étaient nés avec les penchants dérivés de la faute originelle, mystère moins incompréhensible à l’homme, dit Chateaubriand, que l’homme n’est incompréhensible sans ce mystère. Leur mérite est de les avoir vaincus, la culpabilité consiste à leur céder.
La phrénologie, comme toutes les sciences bien établies et bien comprises, appuie donc l’enseignement religieux. Quand des savants sont en contradiction avec lui, l’expérience arrive toujours à démontrer que ce sont les prétendus savants qui se trompent. Joseph de Maistre en cite maints exemples. Il est inutile de nous étendre davantage sur le génie incontesté du grand dominicain, à la fois théologien, philosophe et savant de premier ordre. Élevé à l’université de Padoue, professeur à Cologne, puis à Paris, puis nommé évêque de Ratisbonne, il fut choisi par Clément IV pour prêcher la croisade. Grégoire X l’envoya au concile de Lyon. De là il revint reprendre ses leçons à Cologne.
« C’est là qu’un jour, dans sa chaire, sa mémoire s’obscurcit, sa lumineuse intelligence s’éclipsa tout à coup, et sa parole expira sur ses lèvres. Revenu à lui et plein d’une pieuse résignation, on le vit se recueillir quelques instants, et dire un éternel adieu à ses chers élèves. Depuis lors, il s’acheminait chaque jour vers le lieu préparé pour sa sépulture. Là, ce front naguère radieux, déjà empreint des stigmates de la mort, se prosternait dans la poussière, et cette voix, qui fut l’un des foudres de l’Église, récitait, presque éteinte, l’office des morts, au milieu du silence des tombeaux. À sa mort, une immense douleur se répandit au sein des écoles où avait retenti sa puissante parole ; la religion perdait l’un de ses plus fermes soutiens, la philosophie et les sciences, leur plus éloquent et leur plus savant interprète. »
Article extrait du livre : Le Moyen Âge fut-il une époque de ténèbres ou de servitude ?

Saint Thomas d’Aquin. — La scolastique.
La réputation de saint Thomas d’Aquin est universelle. Dans sa Divine Comédie, Dante le place à la tête des philosophes du temps lorsqu’il les présente à Virgile. Né en 1225 ou 1227, dans le royaume de Naples, de la famille des comtes d’Aquin, il descendait par son aïeule paternelle de la race impériale d’Allemagne. Il était petit-neveu de Frédéric Barberousse et cousin de Frédéric II. Par sa mère, il était issu des princes normands conquérants de la Sicile.

Malgré la brillante destinée qui s’ouvrait devant lui, le jeune héritier des comtes d’Aquin forma, dès l’âge de seize ans, le projet de se retirer dans un monastère et d’embrasser la règle de Saint-Dominique. Ni les prières, ni la violence, ni la ruse, ne purent changer son dessein. Ayant prononcé ses vœux, il accompagna Jean le Teutonique, supérieur général des dominicains, qui se rendait à Cologne en passant par la France. Ce fut alors qu’il fut confié aux soins d’Albert le Grand qui, lui-même sorti de la noble famille des comtes de Bollstadt, en Souabe, avait renoncé au monde, vingt-quatre ans auparavant, et s’était consacré à la vie monastique et à l’étude des sciences et de la philosophie. Ces deux âmes et ces deux intelligences d’élite étaient faites pour se comprendre et s’aimer. Sous la direction d’un guide aussi expérimenté, saint Thomas étendit rapidement le cercle de ses idées. Son caractère taciturne l’avait fait surnommer le grand bœuf muet de la Sicile. Un jour, il fut interrogé par le maître sur des questions épineuses, et comme il répondait avec une sagacité surprenante :
« Nous l’appelons le bœuf muet, dit Albert, mais les mugissements de sa doctrine s’entendront bientôt par toute la terre. »
La prophétie s’est réalisée. Un laïque même n’ignore pas que saint Thomas d’Aquin passe pour le plus grand théologien de l’Église d’Occident et le plus grand philosophe du Moyen Âge.
« Saint Thomas ne voulut être que professeur, dit Victor Cousin, mais il fut un professeur incomparable… C’est un maître accompli dont le mérite essentiel est une clarté parfaite. Il décompose, divise et subdivise les questions, ne songeant qu’à les éclaircir… Tout grand théologien qu’il est, il ne cesse jamais d’être fidèle à l’esprit philosophique. »
« La philosophie de saint Thomas, dit Paul Janet, est un admirable effort de l’esprit humain pour associer deux éléments différents: la philosophie humaine et la philosophie divine ; Aristote et le christianisme. Les premiers siècles de l’ère chrétienne nous avaient éloignés de l’antiquité, le Moyen Âge nous y ramène. »
Le P. Lacordaire convient que, dans les sciences profanes, saint Thomas est inférieur à son maître et ami Albert le Grand.
« Mais ce qui lui manquait de ce côté, dit-il, il le retrouvait au dedans de lui par la souveraineté de la raison la plus sublime qui fut jamais. Prince, moine, disciple, saint Thomas d’Aquin pouvait seul monter sur le trône de la science divine, et depuis six siècles qu’il y est assis, la Providence ne lui a point encore envoyé de successeur ni de rival. »
Cependant M. Pouchet admire les travaux qu’a laissés, sur la physique, la météorologie, la minéralogie, etc., celui qu’on a appelé l’Ange de l’école, et même le divin Thomas. Nous terminons ici la revue des grands hommes de cette grande époque.
« Quoique environnés, aujourd’hui, de tant de ressources qui manquaient alors, dit M. Pouchet, combien peu, parmi nous, s’élèvent au niveau de ces intelligences suprêmes ? En trouverions-nous, aujourd’hui, à opposer à saint Anselme, à Abélard, à Roger Bacon, à Albert le Grand, à saint Thomas d’Aquin ? »
Beaucoup de savants ne les connaissent même pas. Ils dédaignent ou ne comprennent pas ces hommes de génie et de foi tout ensemble, qui soutiennent que la raison venant de Dieu aussi bien que la foi, les opposer l’une à l’autre, c’est combattre Dieu par Dieu. On n’étudie donc pas, à peine lit-on superficiellement les œuvres de ces ancêtres de la science et de la philosophie modernes. On se débarrasse d’eux par l’épithète commode et dédaigneuse de scolastiques ; cela ne suffit pas pour masquer l’ignorance ou le parti pris. Selon Leibnitz, juge assez compétent, « la forme scolastique ou syllogistique est une des plus belles inventions de l’esprit humain. »
Discours pour la translation du chef de saint Thomas d’Aquin.
« Cette forme a été employée jusqu’à l’abus, dit M. Lecoy de la Marche, mais il faut, du moins, reconnaître que son principe était éminemment propre à développer la force et la pénétration de l’intelligence. »
C’est ce qui explique la puissante dialectique des philosophes du Moyen Âge. Il nous paraît impossible qu’on n’en soit pas frappé en lisant la Somme de saint Thomas.
« La réaction cartésienne du XVIIe siècle a eu sa raison d’être, reprend M. Lecoy de la Marche ; elle est venue à son heure ; mais, comme l’a dit Jourdain, elle a été beaucoup trop loin en condamnant d’une façon absolue la méthode démonstrative qui avait rendu de si éclatants services. C’est elle, en effet, qui a débarrassé le christianisme de toutes les rêveries panthéistes, manichéennes ou gnostiques qui entravaient sa marche triomphante à travers les siècles. C’est le règne de saint Louis, c’est le génie de saint Thomas, qui ont parfait cette œuvre colossale. »
« La scolastique tant décriée par nos aïeux des deux derniers siècles, dit Émile Saisset, est pourtant la mère de notre civilisation. »
Un autre auteur non suspect résume ainsi l’examen des auteurs scolastiques qu’il vient de passer en revue : « Ce résumé général peut suffire à laisser entrevoir la richesse et la profondeur réelle de la pensée philosophique au Moyen Âge… Méprisée et ignorée au XVIIe et au XVIIIe siècle, la scolastique a été, pour ainsi dire, exhumée et remise en honneur de nos jours.
Le XIIIe siècle littéraire et scientifique.
« Il est établi aujourd’hui, par tous les travaux de l’érudition contemporaine, que les grands problèmes examinés au Moyen Âge, sous des noms et un langage bizarres, étaient précisément les mêmes que la pensée humaine a, de tout temps, agités avec passion. La période scolastique ne doit donc pas être considérée comme un temps d’arrêt dans le développement de la civilisation générale, pas plus que dans l’histoire de la philosophie. Une forte discipline, une trempe vigoureuse, l’acuité de la pensée, la profondeur de la réflexion, la préoccupation des rapports de la philosophie avec la morale et la religion, enfin une aptitude toute nouvelle au raisonnement et à la discussion précise, tels sont les avantages que l’esprit philosophique a gardés de son passage à travers cette prétendue époque de barbarie. »
Voyons maintenant, par un exemple, si la dialectique faisait des penseurs solides et supérieurs à nos sophistes et à nos déclamateurs modernes.
« Interrogeons saint Thomas, dit M. Lecoy de la Marche, en laissant de côté, cette fois, l’idée religieuse. Demandons-lui ses opinions sur les plus hautes questions de la politique. Voyons ce qu’il place en tête de sa théorie sociale. Le principe fondamental des sociétés, c’est la loi ; et qu’est-ce que la loi, suivant saint Thomas ? C’est une règle de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a le soin de la communauté : Quœdam rationis ordinatio ad bonum commune ab eo qui curam communitatis habet promulgata. Si nous pesons cette définition, nous y trouvons beaucoup de choses en peu de mots. Et d’abord, dit Jourdain, la loi est ici une règle conforme à la raison : la loi n’émane pas de la seule volonté du législateur, elle ne tire pas sa force obligatoire des caprices de celui-ci. Elle doit être la raison écrite, scripta ratio. Autrement, ce serait le régime du bon plaisir ou de la persécution légale, comme aujourd’hui. Plaçons, en regard de cette définition, celle de Rousseau, qui a fait école aux temps modernes. Que dit l’auteur du Contrat social ? La loi, suivant lui, est simplement l’expression de la volonté générale, réglant, de son autorité propre, tous les devoirs de la vie civile. »
Ce serait très bien si la majorité, dans la société, était composée d’hommes sages, éclairés et justes ; mais, comme disait Montaigne, « il y a plus de fous que de sages, et la plus grande partie surmonte toujours la meilleure. »
« La souveraineté du nombre, dit M. Lecoy de la Marche, c’est la tyrannie de la foule, c’est la théorie monstrueuse contre laquelle s’élevait déjà Cicéron. Eh quoi, s’écriait ce républicain, si les suffrages du peuple en décidaient ainsi, le brigandage, l’adultère, les substitutions de testaments, deviendraient-ils donc légitimes ? »
La définition de Rousseau n’est que la proclamation du droit du plus fort sous une nouvelle forme.
Saint Thomas met la raison et le droit au-dessus du nombre. Il n’eût pas admis que trois personnes pussent avoir raison contre deux autres, par cela seul qu’elles sont trois ; ou bien qu’ayant tort, malgré leur supériorité numérique, les deux ayant raison contre elles dussent leur céder. C’est pourtant à cette monstruosité que conduit la doctrine de Rousseau sur la souveraineté populaire et les majorités. Elle ne lui appartient pas, du reste ; c’est un système d’origine protestante inventé et perfectionné par des publicistes appartenant tous à la secte: Hobbes, qui se vante d’en être le premier auteur, Grotius, Puffendorf et autres. Le ministre Jurieu, si éloquemment réfuté par Bossuet, avait osé émettre
cette proposition :
« Le peuple n’a pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes. »
Tous les crimes commis par lui, dans l’histoire, trouvent leur excuse dans cette maxime monstrueuse.
Dans un traité sur «le gouvernement des princes» (de regimine principum), saint Thomas a développé ses idées sur le pouvoir et les a enchaînées dans un ordre rigoureux avec toute la méthode d’un scolastique. On peut voir, là, combien cette méthode était avantageuse et même nécessaire. La seule énumération des chapitres nous offre un résumé logique de toute la politique de l’auteur.
1° Les hommes vivant ensemble ont besoin d’un chef pour les gouverner.
2° Il est plus avantageux et plus sûr d’être gouverné par un seul chef que par plusieurs.
3° Si le gouvernement d’un seul, exercé avec justice, est le meilleur, il est aussi le pire de tous s’il dégénère en tyrannie.
4° La république romaine a prospéré, il est vrai, et s’est agrandie sous le gouvernement populaire; mais la domination de la multitude engendre toujours la tyrannie. La monarchie tempérée est préférable.
5° Un roi ne doit pas chercher la récompense de sa bonne administration dans l’éclat des honneurs ni dans les avantages de ce monde…
6° Cependant les rois qui règnent selon la justice obtiennent par surcroît les biens et les avantages temporels qui échappent aux tyrans, tels que la richesse, la puissance, la bonne renommée.
7° Un roi doit être, pour son royaume, ce que l’âme est pour le corps, ce que Dieu est pour le monde.
Quelle simplicité, quelle élévation et quelle sérénité tout ensemble ! On se demande, en lisant ces pensées si nobles et si profondes sur le pouvoir, si saint Thomas est le peintre du grand roi qu’il avait sous les yeux, ou si saint Louis s’est inspiré du grand docteur. Tous deux reflètent le plus pur esprit
chrétien. Quel contraste avec nos idées révolutionnaires, et par cela même, quel contraste aussi sous le rapport de la paix sociale, de la dignité et de la liberté humaines ! Sous la Renaissance, Machiavel, dans son livre du Prince, développera cyniquement de tout autres principes de gouvernement, et le machiavélisme politique fera de continuels progrès, jusqu’à ce qu’il atteigne son apogée sous la Révolution.
On voit si, au point de vue politique, le Moyen Âge fut plus une époque de ténèbres qu’au point de vue philosophique et scientifique. Il nous reste à l’apprécier brièvement au point de vue artistique. Les limites que nous nous étions imposées nous ont forcé de négliger le Moyen Âge purement littéraire. C’est ainsi que nous avons laissé de côté des historiens, des lettrés, qui mériteraient pourtant de figurer dans notre travail, comme Villehardouin, surnommé le Xénophon français, et Jourdain, le sire de Joinville, suivis plus tard par Froissart, Philippe de Commines, Monstrelet ; plus tard encore par Alain Chartier, qu’on a appelé le père de l’éloquence française. Notre rapide Étude ne nous permet même que de citer les principaux d’entre eux. Encore nous bornons-nous à la France, même quand nous serions attiré par des noms comme celui de Dante, ce Titan de la poésie, selon le P. Lacordaire. Le protestant Gladstone appelle son œuvre sublime, la Divine Comédie, le premier livre du monde après la Bible. Mais il faut savoir se borner.

Le Moyen Âge fut-il une époque de ténèbres et de servitude ?
L’ère chrétienne comprend dix-neuf siècles. Sur ces dix-neuf siècles, le Moyen Âge féodal et monarchique en comprend dix, plus de la moitié. Qu’a été et qu’a produit cette période de tout un millénaire ? La question est controversée parce que l’Église, instituée par Jésus-Christ pour évangéliser le monde