Les oubliettes des châteaux-féodaux

Oubliette

Une oubliette. On a donné ce nom à des cachots des châteaux féodaux, dans lesquels on enfermait le condamné, qui n’avait, pour toute nourriture, que du pain et de l’eau. Hugues Aubriot, prévôt de Paris, qui fit bâtir la Bastille en 1369, par ordre de Charles V, ayant été poursuivi sous l’inculpation d’impiété par l’Université, fut condamné à être mis en oubliette au pain et à l’eau, dans un cachot. Il subissait sa peine depuis plusieurs mois au For-l’Évêque, quand il en fut tiré par les Parisiens insurgés. La prison de l’Officialité, à Paris, dans le couvent des capucins, avait de ces oubliettes, qu’on appelait aussi des in pace. Lorsque l’Assemblée nationale établit son bureau dans ce couvent, évacué d’après le décret du 6 juillet 1790, on découvrit, au fond d’un corridor, deux cachots étroits, dans lesquels le prisonnier entrait par une porte haute de quatre pieds seulement. On lui donnait pour tout aliment un pain et un pot à eau.

Ce mode d’emprisonnement était, au Moyen Âge, le maximum des peines prononcées par les tribunaux ecclésiastiques : Cours de chrétienté ou Officialités. Nous avons montré dans notre ouvrage : L’Église est-elle contraire à la liberté ? qu’à partir du XIVe siècle, les tribunaux civils, seuls, s’attribuèrent la connaissance des crimes ou délits civils et religieux. En même temps, ils revinrent aux pénalités cruelles du droit pénal romain : la question ou torture, la décapitation, la peine du feu, etc.

Trou d'oubliette

C’est à partir de cette époque qu’il faut placer l’apparition d’un nouveau système d’oubliettes qui auraient été, par elles-mêmes, des supplices. Au dire des conteurs et des romanciers, ces oubliettes auraient consisté en espèces de puits profonds, dont les parois étaient garnies de pointes de fer aiguës. Le malheureux dont on voulait se défaire et qu’on aurait précipité vivant dans le puits, aurait laissé, dans sa chute, des lambeaux de chair à tous ces crocs avant de mourir de faim. Heureusement pour l’honneur de l’humanité et la honte des colporteurs de pareilles inventions, les hommes compétents, c’est-à-dire les archéologues, les démentent. Plusieurs d’entre eux, et M. Prosper Mérimée à leur tête, n’ont pas hésité, après examen de nombreux châteaux féodaux, non seulement à déclarer improbable la destination supposée de ces oubliettes, mais même à mettre en question leur existence.

Nous devons avertir nos lecteurs, dit-il dans ses Instructions du comité historique, de se tenir en garde contre les traditions locales qui s’attachent aux souterrains des donjons. On donne trop souvent, au Moyen Âge, des couleurs atroces, et l’imagination accepte trop facilement les scènes d’horreur que les romanciers placent dans de semblables lieux. Combien de celliers et de magasins à bois n’ont pas été pris pour d’affreux cachots ! C’est avec la même réserve qu’il faut examiner les cachots particulièrement désignés sous le nom d’oubliettes, espèces de puits où l’on descendait, dit-on, des prisonniers destinés à mourir de faim, ou bien qu’on tuait en les y précipitant d’une salle dont le plancher se dérobait sous leurs pieds. Sans révoquer absolument en doute l’existence de ces oubliettes, on doit, en tous cas, les regarder comme fort rares et ne les admettre que lorsqu’une semblable destination est bien démontrée.

Prosper Mérimée

M. Viollet le Duc, le savant architecte archéologue, l’habile restaurateur du château de Pierrefonds et de tant de monuments historiques, se range à l’avis de M. Prosper Mérimée. Dans son Dictionnaire d’architecture raisonnée, il relate qu’en effet il existait un grand nombre de châteaux, d’abbayes et d’officialités possédant des cachots, des vade in pace, c’est-à-dire des prisons ; mais que de tous ceux qu’il a visités, il n’en a trouvé que trois dans lesquels ces cachots pussent être considérés comme des oubliettes : le château de Pierrefonds, la Bastille à Paris, et le château de Chinon. Encore, dans ce dernier, il n’est pas éloigné de penser que les oubliettes n’étaient autre chose que des latrines.

Quant aux oubliettes de la Bastille, il croit qu’elles ont été simplement une glacière. Elles consistaient, dit-il, en une salle voûtée à six pans, située dans le soubassement d’une des tours. Tout autour de cette salle était un trottoir d’un mètre de largeur, et, au milieu, un trou ayant la forme d’un entonnoir, terminé à la partie inférieure par un petit orifice, destiné évidemment à l’écoulement des eaux. Quant aux oubliettes de Pierrefonds, on ne peut, dit-il, douter de leur destination. Elles consistaient en un puits creusé au milieu d’une salle, qui devait être elle-même un cachot, puisqu’elle contenait, dans une niche, un siège d’aisances. On ne pouvait descendre dans ce cachot que par un orifice percé au centre de sa voûte, orifice qui correspondait au plancher d’une salle supérieure, qui devait également servir de prison.

M. Viollet le Duc

M. Viollet le Duc, dans une descente faite au fond de ces oubliettes, n’y a trouvé aucun vestige d’être humain. Ainsi, voilà deux archéologues éminents qui ont fait des recherches minutieuses et multipliées touchant ces puits ténébreux appelés oubliettes ; non seulement ils n’ont trouvé nulle part l’indice de ces raffinements de cruauté inventés par l’imagination des conteurs pour piquer la curiosité de leurs lecteurs, mais, après toutes leurs recherches, ils n’ont trouvé qu’un seul château, celui de Pierrefonds, où une destination inhumaine puisse être attribuée sérieusement à son oubliette. Encore, aucun vestige n’indique qu’elle ait jamais servi, et qu’une seule victime y ait trouvé la mort. Peut-être un homme cruel, comme il y en eut dans tous les temps, avait-il conçu la pensée d’un tel supplice, sans l’avoir jamais mise à exécution.